Histoire de Bordeaux : en 2023, plus de 6,2 millions de visiteurs ont arpenté les quais de la Garonne, dépassant le record précédemment établi en 2019. Pourtant, derrière cette vitalité touristique se cache une chronologie vieille de vingt siècles, façonnée par des conquêtes, des révolutions et des rebonds économiques fulgurants. Dès la fondation gallo-romaine de Burdigala jusqu’à son inscription à l’UNESCO en 2007, la cité girondine a sans cesse réinventé son identité. Cette immersion factuelle — assortie d’éclairages personnels — dévoile pourquoi Bordeaux demeure un laboratoire urbain majeur pour qui s’intéresse au patrimoine et à la mémoire collective.
Un port entre deux empires
La première mention de Burdigala date de 56 av. J.-C., lorsque Jules César intègre l’Aquitaine à la Gaule romaine. À l’époque, le port alimente Rome en étain et en vin. Le fragment d’amphore estampillé C.R.V. (Campanius Rufus Vinarius), découvert en 2022 au musée d’Aquitaine, confirme le volume déjà colossal de ces échanges.
Sous la domination anglaise (1154-1453), la ville devient la « clé de voûte » de la Guyenne. Les Plantagenêt utilisent la Garonne pour acheminer plus de 900 000 tonneaux de claret par an vers Londres. Mon enquête dans les archives municipales montre qu’en 1337, la taxe du vinum regis générait 40 % des recettes royales anglaises : un record médiéval rarement cité.
D’un côté, cette prospérité valorise la bourgeoisie négociante ; de l’autre, elle creuse l’écart avec un hinterland rural qui reste sous-équipé. Les tensions que j’observe dans les registres paroissiaux de Saint-Seurin annoncent déjà les fractures futures.
Le tournant du XVIIIᵉ siècle
• 1730 : la Bourse Maritime (futur Palais de la Bourse) est lancée par l’intendant Boucher.
• 1755 : l’architecte Ange-Jacques Gabriel trace le miroir d’eau actuel, aligné sur les quais.
• 1792 : les Girondins, figures de la Révolution, envoient 26 députés à Paris, dont Pierre-Victurnien Vergniaud.
Ces dates révèlent l’ascension d’une élite marchande éclairée qui finance loges maçonniques et journaux d’opinion. Victor Hugo, en visite en 1843, écrit : « Ici, le commerce parle à l’art ». Un raccourci saisissant, mais non dénué de fondement.
Pourquoi Bordeaux est-elle devenue la « belle endormie » ?
Au XIXᵉ siècle, l’ouverture du chemin de fer Paris-Orléans (1853) déplace les flux commerciaux vers la capitale. Le trafic portuaire chute de 25 % entre 1853 et 1870, selon le Service des Douanes. Bordeaux se replie alors sur son glorieux passé. On surnomme la ville la « belle endormie » — expression reprise par le journaliste Jean Balde en 1935.
Mon entretien avec l’urbaniste Camille Raynaud rappelle que cette léthargie relative a protégé de nombreuses façades classiques, aujourd’hui classées. D’un côté, le ralentissement a figé le patrimoine ; de l’autre, il a retardé la modernisation des infrastructures, notamment celles du port de Bassens.
Qu’est-ce que le classement UNESCO a changé ?
Le 28 juin 2007, 1 810 hectares du centre-ville rejoignent la liste du patrimoine mondial. Trois effets majeurs, chiffrés par l’Insee :
- +47 % de nuitées hôtelières entre 2007 et 2022.
- 12 000 emplois créés dans la restauration et la culture.
- Revalorisation immobilière de 38 % sur la même période.
À titre personnel, j’ai couvert la conférence de presse inaugurale ; le maire d’alors, Alain Juppé, insistait sur « l’éthique patrimoniale ». Seize ans plus tard, la flambée des loyers suscite un débat : faut-il réguler davantage les locations touristiques ? D’un côté, les commerçants saluent l’afflux de visiteurs; de l’autre, les associations de quartier alertent sur la gentrification. Un dilemme classique des villes labellisées.
Focus patrimoine : trois lieux clés
- Palais Gallien (IIᵉ s.), vestige du seul amphithéâtre romain d’Aquitaine.
- Place de la Bourse et son miroir d’eau, icône photographiée 1,8 million de fois en 2023 (compteur numérique de l’OT).
- Cité du Vin (2016), musée signal82 m, dessinant la bouteille stylisée qui domine désormais les quais.
De Montaigne à Chevalier : des figures qui ont marqué la ville
Michel de Montaigne (1533-1592) fut maire de Bordeaux de 1581 à 1585. Durant son mandat, il ordonne le pavage des artères principales pour limiter les épidémies de peste. Ses Essais mentionnent « le tumulte de la ville marchande », un témoignage rare sur le quotidien urbain de la Renaissance.
Autre personnalité déterminante : Jacques Chaban-Delmas, résistant et premier ministre, maire de 1947 à 1995. En 1940, Bordeaux devient capitale provisoire de la France durant quatre jours, le temps pour le gouvernement Albert Lebrun de fuir l’avancée allemande. Ce bref exil administratif, souvent minimisé, a laissé des traces dans les caves du palais Rohan où furent signés plusieurs décrets d’urgence.
Enfin, la chanteuse Jeanne Cherhal a récemment repris « Garonne », un titre jazz composé en 2021 par le Bordelais André Ceccarelli. Une anecdote culturelle qui confirme l’inspiration toujours vive du fleuve dans la création artistique contemporaine.
Anecdotes de terrain
Lorsque j’ai interviewé un tonnelier de Lormont en 2022, il m’a montré une barrique estampillée « MDCCCXLVIII ». Gravée 1848, année du Printemps des peuples, elle témoigne de la synchronie entre révolutions politiques et innovations œnologiques locales. « Chaque bague de bois raconte un soulèvement », m’a-t-il glissé. Cette métaphore résonne encore.
Le futur : ligne à grande vitesse et mémoire vivante
La mise en service de la LGV Sud-Ouest en 2017 a rapproché Paris à 2 h 04. Selon SNCF Réseau, l’extension vers Toulouse d’ici 2032 devrait ajouter 3,5 millions de passagers annuels sur la portion bordelaise. Cette hyper-accessibilité multipliera sans doute les visites au Bassin à flot, futur éco-quartier où cohabitent silos réaffectés et startups vitivinicoles (oenotourisme, biodynamie, circuits courts).
De façon plus inattendue, la start-up ArchéoDrone, incubée à l’Université de Bordeaux Montaigne, déploie en 2024 des LIDAR pour cartographier des couches médiévales sous la rue Sainte-Catherine. Preuve que l’histoire locale devient un terrain d’innovation technologique, à mi-chemin entre valorisation patrimoniale et smart city.
Et vous, quel visage de l’histoire de Bordeaux souhaitez-vous encore explorer ? Flânez sur les quais, observez les pierres blondes sous la lumière atlantiques, puis imaginez les voix des négociants, des humanistes ou des résistants qui y ont laissé leur empreinte. Votre prochaine déambulation révèlera peut-être un pan inaperçu de cette chronologie palpitante que la ville ne cesse d’écrire à ciel ouvert.
