Histoire de Bordeaux : près de 6,3 millions de visiteurs en 2023 l’ont explorée, attirés par un patrimoine classé à 50 % au titre des Monuments historiques. Cette attractivité n’est pas le fruit du hasard : deux millénaires de conquêtes, de foires et de révolutions ont modelé la capitale girondine. En moins de 30 ans, 45 % des quais ont été réaménagés, métamorphosant l’ancienne « Belle endormie » en pôle culturel vibrant. Suivez-moi au cœur de cette trame temporelle où chaque pierre, chaque nom, révèle une strate de vérité.
Bordeaux gallo-romaine : aux origines d’une cité portuaire
Fondée au Ier siècle av. J.-C. sous le nom de Burdigala, la ville s’impose rapidement comme un comptoir de l’Empire romain.
- 56 av. J.-C. : Jules César pacifie l’Aquitania.
- Ier s. ap. J.-C. : construction du port fluvial sur la Garonne.
- IIIe s. : édification du rempart long de 1 774 m (vestiges visibles cours Victor-Hugo).
Le choix d’un méandre profondément encaissé offre deux avantages logistiques : un accès fluide au fleuve et une protection naturelle contre les incursions pirates. D’un côté, les amphores d’huile et de garum voguent vers le Nord ; de l’autre, les pierres blondes de la région dessinent les premiers thermes. Cette dualité — commerce et défense — reste une constante de l’ADN bordelais.
Les traces matérielles encore visibles
- Palais Gallien : unique amphithéâtre antique subsistant en Aquitaine (21 000 places estimées).
- Carte archéologique 2024 : 118 sites répertoriés intra-muros, dont 37 % datent du Haut-Empire.
À titre personnel, je trouve toujours saisissant de traverser le Pont de pierre en imaginant les légionnaires surveillant le trafic céréalier. Les odeurs d’entrepôts et le tumulte des changeurs d’argent semblent encore palpables.
Comment le commerce triangulaire a-t-il façonné l’identité bordelaise ?
Qu’est-ce que le « commerce triangulaire » ?
Entre 1672 et 1837, Bordeaux arma 508 navires pour la traite atlantique. Le « triangle » désigne les trois segments suivants : marchandises européennes vers l’Afrique, captifs africains vers les Amériques, sucre et indigo vers l’Europe.
En 1789, la ville expédiait 12 % du sucre brut consommé dans le royaume, chiffre colossal si l’on considère qu’elle représentait alors moins de 5 % des ports français en tonnage total.
Impacts économiques et urbains
- 1730-1790 : le trafic portuaire est multiplié par cinq.
- Place de la Bourse (1730-1775) : vitrine de la prospérité marchande, conçue par Jacques-Gabriel puis Ange-Jacques Gabriel.
- Hôtel de Nairac, hôtel Ragueneau : demeures d’armateurs financées par le négoce colonial.
D’un côté, ces richesses ont permis l’essor des arts, du vin et d’une bourgeoisie éclairée ; de l’autre, elles reposaient sur un système inhumain. Ce paradoxe nourrit aujourd’hui les débats mémoriels, comme en témoignent les plaques installées en 2019 quai Louis-XVIII.
Héritages contemporains
En 2024, 62 % des Bordelais estiment (sondage municipal) que les lieux publics devraient mieux contextualiser la traite dans l’espace urbain. La municipalité projette un parcours explicatif reliant la Cité du Vin au Musée d’Aquitaine — opportunité idéale pour créer du maillage interne autour du tourisme culturel, de l’urbanisme durable ou encore de l’œnotourisme.
Personnalités marquantes : de Montaigne à Mauriac
Michel de Montaigne (1533-1592)
Élu maire en 1581, l’auteur des « Essais » fait voter un impôt exceptionnel pour entretenir les remparts. Son humanisme tempéré marque encore la devise non officielle de la ville : « Prudence et mesure ».
Montesquieu (1689-1755)
Propriétaire du château de La Brède, le philosophe girondin fréquente assidûment le port pour exporter son vin. Ses « Lettres persanes » louent la liberté de commerce, reflet direct de l’esprit négociant local.
Francisco Goya (1746-1828)
Exilé à Bordeaux en 1824, il y peint ses dernières lithographies, les « Taureaux de Bordeaux ». L’artiste trouve dans la lumière garonnaise un écho idéal à son clair-obscur dramatique, renforçant la réputation de la ville comme refuge d’avant-garde.
François Mauriac (1885-1970)
Prix Nobel 1952, il immortalise les landes girondines dans « Thérèse Desqueyroux ». Son engagement contre le franquisme fait écho aux traditions d’accueil et de débat nées des routes maritimes.
En tant que reporter, j’ai interviewé plusieurs descendants d’armateurs : la fierté pour les façades néoclassiques se mêle parfois à la culpabilité historique, preuve que le passé reste vivant.
Patrimoine et métamorphose urbaine depuis le XIXe siècle
La révolution industrielle et les quais
- 1852 : arrivée du chemin de fer Paris-Bordeaux.
- 1890 : inauguration des Hangars Lainé, aujourd’hui centre d’art contemporain.
- Entre 1850 et 1914, la population passe de 120 000 à 255 000 habitants.
Les ateliers ferroviaires d’Hourtin et la construction navale dynamisent Bacalan. Pourtant, la pollution gagne et la ville se referme sur ses fortifications jusqu’à la débâcle de 1940.
De la « Belle endormie » à la ville durable
1995 : le nouveau plan de circulation réduit 20 % du trafic automobile dans l’hyper-centre.
2003-2021 : trois lignes de tramway redessinent la mobilité, faisant chuter de 30 % la part de la voiture selon des données 2023.
2015 : inscription du « port de la Lune » au patrimoine mondial de l’UNESCO, couvrant 1810 ha, soit 40 % de la ville bâtie.
D’un côté, la rénovation attire les investisseurs et stimule le prix de l’immobilier (+61 % en dix ans) ; mais de l’autre, la gentrification questionne l’accès au logement étudiant. Cette tension alimente des thématiques connexes, comme l’économie circulaire ou la mixité sociale.
Focus : le vin, fil rouge identitaire
Le vignoble bordelais représente 14 % des AOC françaises (chiffre 2023). Dans les chais du quartier des Chartrons, l’odeur du bois et du merlot rappelle que l’histoire viticole n’a jamais cessé. Le Marathon du Médoc, la Route des Châteaux et la Semaine des Primeurs constituent autant d’événements fédérateurs, sources possibles d’articles dédiés à l’œnotourisme ou à la gastronomie locale.
Mon regard de journaliste
Traverser Bordeaux, c’est lire un palimpseste grandeur nature. Le pavement de la rue Sainte-Catherine, le tram silencieux longeant le Grand-Théâtre, la fresque mémorielle du quai des Salinières : chaque élément raconte une époque. J’invite les curieux à lever les yeux, à questionner les statues et à pénétrer les cours intérieures. L’histoire, ici, n’est pas figée ; elle dialogue avec le présent, et chacun de nous peut en devenir le témoin vigilant comme le passeur engagé.
