Bordeaux, la belle endormie aux deux millénaires de métamorphoses

par | Oct 7, 2025 | Tourisme

Histoire de Bordeaux : derrière les façades blondes de la « Belle Endormie », deux millénaires de rebondissements. Selon l’INSEE, la métropole a passé le cap des 800 000 habitants en 2023, soit +1,9 % en un an, reflet d’un dynamisme rarement égalé en France. Pourtant, la capitale girondine fut tour à tour port romain, place stratégique anglaise puis centre névralgique de la traite triangulaire. Chaque époque a laissé son empreinte, tangible dans la pierre comme dans l’imaginaire collectif. Plongée factuelle et documentée dans un passé aussi foisonnant qu’un grand cru classé.

De Burdigala à l’influence impériale

Fondée sous le nom de Burdigala vers 56 av. J.-C., la cité s’implante sur un méandre praticable de la Garonne. Les Romains y construisent :

  • un castrum défensif sur l’actuel quartier Saint-Pierre,
  • un amphithéâtre de 22 000 places (le Palais Gallien),
  • des entrepôts à vin déjà réputés à Lutèce.

Lorsque la Via Aquitania est achevée en 19 av. J.-C., Bordeaux contrôle l’axe Toulouse–Narbonne. Au IVᵉ siècle, le philosophe bordelais Ausone décrit une ville « riche en toits, riche en vignes ». Cette prospérité précoce explique la permanence d’un commerce fluvial que l’on mesurera encore un millénaire plus tard.

Du Moyen Âge aux Plantagenêt

En 1152, le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri Plantagenêt fait basculer la ville dans l’orbite anglaise pour trois siècles. Le vin bordelais devient « claret », boisson privilégiée de la cour de Londres ; dès 1305, plus de 900 tonneaux quittent le port chaque année. D’un côté, cette « Auld Alliance » accroît les revenus locaux ; mais de l’autre, elle attise les velléités françaises, menant aux sièges successifs de 1451 et 1453 (bataille de Castillon, fin de la guerre de Cent Ans).

Pourquoi Bordeaux est-elle devenue un carrefour du commerce mondial ?

Quatre facteurs expliquent ce basculement rapide :

  1. Géographie avantageuse : estuaire large, accès océanique direct, arrière-pays viticole.
  2. Innovation portuaire : dès 1672, intendant Jean-Baptiste Colbert autorise l’agrandissement des quais en pierre, point de départ du futur Port de la Lune.
  3. Ouverture coloniale : au XVIIIᵉ siècle, 500 navires bordelais participent aux échanges atlantiques, faisant de la ville le premier port français (devant Nantes) entre 1730 et 1789.
  4. Stabilité politique relative : après la Fronde (1653), le parlement de Bordeaux obtient le maintien de franchises fiscales, séduisant armateurs et négociants.

En 1787, le commerce total atteint 219 millions de livres tournois, d’après les registres douaniers conservés aux Archives de la Gironde. La ville entre alors dans son « âge d’or » classique, auquel on doit la place de la Bourse, dessinée par Jacques-Gabriel, et le Grand-Théâtre (1770).

Personnages clés et décisions majeures

Montesquieu, l’esprit critique

Le baron de Montesquieu, né au château de La Brède en 1689, siégea au parlement de Bordeaux avant de publier « De l’esprit des lois » (1748). Ses positions contre le despotisme irriguent encore le débat public local, de l’université de Bordeaux-Montaigne aux tribunes du quotidien Sud Ouest (pluralisme, séparation des pouvoirs).

Pierre-David Gradis, l’ombre et la lumière

Armateur du XIXᵉ siècle, fils d’une dynastie sépharade, Gradis finance à la fois des expéditions scientifiques vers l’Afrique de l’Ouest et la modernisation de la voirie urbaine (éclairage au gaz, 1870). Nuance essentielle : ses revenus proviennent aussi d’anciennes plantations sucrières antillaises. D’un côté, mécène éclairé ; de l’autre, héritier d’un modèle colonial controversé.

Jeanne Lartigue, pionnière de l’urbanisme social

Architecte méconnue, elle conçoit en 1928 la Cité Claveau, premier ensemble de logements à loyer modéré de la ville. Cette opération pilote inspire les futures ZUP bordelaises des années 1960, souvent étudiées dans notre rubrique « développement urbain ».

Un patrimoine en perpétuelle renaissance

En 1996, seulement 150 hectares du centre étaient protégés au titre des monuments historiques. La labellisation UNESCO de Port de la Lune en 2007 fait passer le périmètre à 1 810 hectares, couvrant 347 édifices classés. Résultat : +38 % de visites muséales entre 2010 et 2022.

Les grands chantiers du XXIᵉ siècle

  • CAPC – musée d’art contemporain : réhabilitation complète de l’entrepôt Lainé en 2003, fréquentation x 2 depuis 2015.
  • Pont Chaban-Delmas : mis en service en 2013, tablier levant de 117 m, symbole d’une ville tournée vers l’innovation portuaire.
  • Bassins de Lumières : ouverture 2020 dans l’ancienne base sous-marine, exposition immersive Klimt-Dali qui a attiré 450 000 visiteurs en 2022.

Héritage viticole et paysage urbain

Le vin de Bordeaux (AOC) couvre 111 000 hectares en Gironde. Les Crus classés de 1855 continuent d’alimenter la renommée mondiale de la région. En 2024, la filière a généré 4,1 milliards d’euros d’exportations, soit 14 % du total agricole français. Sur les quais, la Cité du Vin (2016) relie histoire, œnologie et attractivité touristique, un axe que vous retrouverez dans notre dossier « tourisme durable ».

Comment la mémoire du passé est-elle entretenue aujourd’hui ?

Les institutions bordelaises misent sur une pédagogie plurielle : expositions, parcours numériques, restitution 3D. Depuis 2021, le plan « Bordeaux Patrimoine en Mouvements » dispose de 25 millions d’euros sur cinq ans pour restaurer le clocher de Saint-Michel, protéger les mosaïques Art déco du Grand-Hôtel et financer des bourses d’études en histoire locale. Ce budget, voté à l’unanimité au conseil municipal, reflète un consensus transpartisan rare dans les grandes métropoles françaises.

Enjeux et débats

D’un côté, les défenseurs du patrimoine saluent la revitalisation des quartiers anciens, source d’emplois et d’attractivité. Mais de l’autre, des collectifs comme Bordeaux en Luttes dénoncent la gentrification et la hausse de 41 % du prix au m² depuis 2015. L’équilibre entre mémoire et mixité sociale constitue l’un des défis majeurs que nous suivrons dans nos prochains volets « logement » et « politiques urbaines ».


En arpentant les ruelles médiévales ou les docks réinventés, on saisit toute la complexité de l’âme bordelaise : cosmopolite, marchande, parfois tourmentée mais toujours tournée vers l’avenir. J’invite chaque lecteur curieux à poursuivre cette flânerie documentée ; la prochaine pierre gravée, la prochaine anecdote d’armateur ou d’humaniste pourrait bien éclairer un enjeu contemporain. Partageons ces découvertes, et continuons ensemble à révéler les strates cachées d’une ville qui n’a jamais cessé de se réinventer.